Jours de sable

Washington, 1937. John Clark, journaliste photoreporter de 22 ans, est engagé par la Farm Security Administration, l’organisme gouvernemental chargé d’aider les fermiers victimes de la Grande Dépression. Sa mission : témoigner de la situation dramatique des agriculteurs du Dust Bowl. Située à cheval sur l’Oklahoma, le Kansas et le Texas, cette région est frappée par la sécheresse et les tempêtes de sable plongent les habitants dans la misère.

En Oklahoma, John tente de se faire accepter par la population. Au cours de son séjour, qui prend la forme d’un voyage initiatique, il devient ami avec une jeune femme, Betty. Grâce à elle, il prend conscience du drame humain provoqué par la crise économique. Mais il remet en question son rôle social et son travail de photographe…

Après Le Retour de la bondrée (Prix Saint-Michel du meilleur album) et L’Obsolescence programmée de nos sentiments (en collaboration avec Zidrou, Prix d’argent du Japan International Manga Award), Aimée de Jongh signe un récit émouvant, inspiré par des faits historiques et nourri par un séjour sur place.

Régulièrement, depuis quelques années, les photographes sont mis à l’honneur du Neuvième Art, pour prendre la mesure de leurs actes héroïques pendant la guerre ou la pertinence de leur regard, pour saisir le hors-cadre des photos légendaires qu’ils ont réalisées, évocatrices et symbolisant une multitude de choses à l’instant T mais toujours muettes.

Si le coup de flash (ou pas d’ailleurs) doit être « huilé », à la pointe; le coup d’oeil, lui, doit être aiguisé. S’il y a chez les reporters sans aucun doute une passion voire une vocation, toute se travaille si on veut un jour marqué la pellicule de son empreinte, et correspondre à la demande de la presse et des commanditaires de reportages, tous azimuts, tous horizons. Dans le beau comme le laid, pourvu qu’il y ait un sujet à immortaliser, qu’il soit immuable ou éphémère. Comme dans cet endroit où les tumbleweeds ne sont pas un signe amusant de dépaysement, mais plutôt effrayant, angoissant.

C’est ainsi que John Clark, au bluff, sans avoir jamais rien prouvé mais avec de l’énergie et de l’enthousiasme à revendre, est envoyé dans une contrée reculée, et pourtant en plein coeur des États-Unis : le Dust Bowl dont John Steinbeck voulait faire évader ses personnages dans Les raisins de la colère. Pour le reste, avant ce roman culte, ce No man’s land, devenu à force d’années de sécheresse, restait inconnu des citadins, comme la poussière qu’on cache sous le tapis, peu enviable.

Mais un tapis ne suffit pas à cacher l’ampleur du drame qui se joue dans ce grand désert où le sable fouette le visage mais où la froideur vous guette, où l’on ne voit quasiment jamais le soleil, dans la tempête opaque capable d’envahir les maisons, d’ensevelir les véhicules et de mettre à mal les bronches. Jusqu’à ce que mort s’ensuive. C’est réel, c’est tangible, pourtant influenceur de son époque, John Clark a été envoyé là avec sa naïveté et une to-do list de choses à capter dans son viseur : des enfants orphelins, une famille sur le départ, une mère donnant le sein à un nourrisson affamé… Avant même d’avoir quitté la ville pour rallier la campagne (mais l’est-ce encore ? toujours est-il qu’en quelques cases, le voyage vaut déjà la peine), John avait dans sa tête un catalogue d’images à ne pas rater, auquel frotter la réalité, pourtant assez abrasive, quitte à la tronquer. Mais il y a des grains de sable dans la machine à fabriquer des images et les rencontres, d’abord méfiantes, qui vont s’opérer dans ces lieux où il faut se serrer les coudes. Des rencontres assez fortes que pour déjà faire douter le jeune homme sur son boulot.

C’est sûr, avant tout, Jours de sable rend hommage aux héros qui ont mis leur santé en danger pour faire percer les dures réalités au soleil du grand public. Mais, sans être dupe. En effet, Aimée De Jongh se sert des clichés des Henderson, Kernodle, Rothstein, Lange (portraits et paysages émaillant le roman graphique dans son corps de récit comme le dossier très instructif et complémentaire en fin d’ouvrage), pour créer son héros, poli mais bientôt meurtri par la violence de cette poussière insaisissable (bien plus que le sable) quitte à mettre en péril son matériel, automate bientôt regagné par la conscience et la confiance en lui plutôt que les consignes de storytelling qu’on lui a données. Master of his soul.

Ainsi, la trentenaire, de sa patte si habile à décliner le paysage comme ceux qui le hantent avec autant de grâce que de dureté, interroge les limites des photos, ce qu’elles cachent si on élargit le plan, si l’on critique les sources (vaste programme au XXIe siècle où on fait tout dire aux images, même en mouvements, alors figées…) évocatrices mais parfois surjouées. Les limites des représentations de la réalité, du crayon aussi peut-être? Mais celui d’Aimée de Jongh est sans faille, ne résistant à aucun défi pour faire apparaître de vrais morceaux de vies, dynamiques ou immobiles, tentant de tenir bon face au mauvais vent, au mauvais temps.

Dans les silences ou le dialogue, parfois difficile à installer, dans la contemplation d’un paysage désolant, d’une tempête décoiffante, dans le témoignage de moments intimes et bouleversants, Aimée De Jongh (dont on espère qu’un éditeur francophone s’emparera de Taxi, album paru en Néerlandais il y a quelques mois) continue de prouver tout le bien qu’on pensait d’elle, de mener sa barque sur un océan de difficultés, de choses complexes à représenter, avec de la volonté et de la générosité.

Équilibriste, l’auteure impressionne par son trait si simple et ses ambiances si réalistes, sa spectacularité du banal et les émotions déboussolantes qu’elle fait passer. Elle aussi sait faire des photos de ses croquis, résumant tout d’une époque en une image, mais en propulsant son talent dans le long cours, avec ses mots et sa dynamique (elle travaille aussi pour le cinéma ou les jeux vidéo), dans ce qu’elle a vécu et la documentation qu’elle a trouvée, tout coule de source. Elle amène l’eau qui a tant manqué là-bas. Sans aucune triche pour convoquer les fantômes vibrants d’un Ouest sans héros, juste avec des survivants.